La promenade des Canadiens

Actu-Vénissieux vous offre un extrait du livre : «  Dolorès » avec l’autorisation de l’auteur.
Ce livre relate  l’odyssée de Luis Lopez, son épouse Dolorès et leur fils Diégo qui fuient  depuis le 18 juillet 1936 l’avancée des troupes fascistes  durant la guerre civile espagnole.

Partis de Seville, ils atteignirent  Malaga qui résistait  tant que bien que mal et restait  sous le contrôle des troupes fidèles à la République.
Après sa blessure occasionnée par la résistance acharnée des syndiqués de la CNT dans le quartier de Triana de Seville,  Luis mit du temps à se requinquer. La blessure morale était omniprésente. Mais une fois sa force revenue, il s’engagea dans une brigade de la CNT-FAI pour défendre Malaga. Un fait que Dolorès eu du mal à admettre.

« Mon homme s’en fut du côté de Motril pour s’opposer aux nationalistes. Pendant son absence, Malaga fut bombardée à plusieurs reprises par les avions de la coalition fasciste. Il y eut 224 morts. Par chance, la maison que nous occupions avec Diégo échappa au massacre. Pas comme celles de l’allée Martinez où 50 personnes périrent dont certaines avec qui j’avais lié connaissance. La ville était devenue le foyer des populations andalouses fuyant l’avancée franquiste.
La cathédrale de Malaga fut réquisitionnée par les autorités.
À partir d’octobre 1936, elle accueillit dans des conditions parfois inhumaines des centaines de réfugiés. Si les autorités furent dépassées, les autochtones se mobilisèrent et vinrent en aide à ces malheureux.
Réfugiée moi-même, je me devais par respect à ce que j’avais reçu, d’apporter mon obole et ma force de travail.
On survivait dans la peur du lendemain. Les bruits de détonations étaient constants. Mais Malaga résistait. 
À partir du 30 janvier 1937, la situation s’aggrava. Le Corps des troupes volontaires italiennes, dirigé par le commandant en chef Mario Roatta Mancini, déclencha l’offensive sur la ville. Ce corps d’armée disposait d’un équipement motorisé abondant, de chars de combat et de l’appui aérien de l’Italie fasciste. Cette attaque accompagnée par les diatribes du général Queipo de Llano à la radio, provoqua la panique dans Malaga.
Femme de combattant républicain, je ne m’attendais à aucune pitié de la part de ces rebelles. 
Huit mois après notre fuite de Séville, le 3 février 1937, avec Diego dans mes bras, je fus dans l’obligation, comme des milliers de Malaguèñes, de prendre la route et de fuir en direction d’Alméria située à 200 km de là.
La route escarpée dominant la Méditerranée et reliant les deux cités andalouses est fort plaisante par temps de paix, mais, là, dans ces circonstances, elle n’offrait que peu d’abris.
Dès la sortie de Malaga, des avions sur lesquels j’aperçus la croix gammée, toutes sirènes dehors, mitraillèrent cette foule en fuite. Celle-ci était composée principalement de femmes, d’enfants et de vieillards. La plupart des fuyards n’avaient qu’une vague idée de ce que se tramait dans l’Espagne d’alors. Bombardés et mitraillés par les Junkers de la Légion Condor allemande ou les CR 32 de la chasse italienne ; bombardés par les croiseurs nationalistes, Canarias, Baléares et Almirante Cervera mouillant au large, flotte que nous apercevions du haut de la route, notre exode fut un carnage ! 
Comment mon petit Diego, et moi-même, nous en rechapâmes ? Nous n’en savons rien ! 
La mort qui n’avait pas voulu de nous, était présente dans chaque caniveau où nous dormions la nuit venue ; et où nous nous réfugions dès que nous entendions le bruit strident des avions.
Lors de cette débâcle, le bombardement de la route fut continu autant par les avions que par les bateaux. 
La peur tenaillait mes entrailles. Pendant les déflagrations, Diego et moi, on se terrait et on n’osait pas bouger. 
La roche éclatait de partout et des morceaux atteignaient la route. Après des kilomètres parcourus, on avait appris rapidement à marcher sur le bord opposé à la montagne. La route était jonchée de véhicules, carrioles, abandonnées par des fuyards pressés de fuir cet abîme.
Des blessés attendaient des secours qui ne venaient pas. De jeunes femmes salement amochées quémandaient qu’on les achève pour ne pas tomber dans les mains des franquistes. Et de partout, les morts jonchaient la route. Après ce qu’avait vécu Luis, place San Marcos, à mon tour, j’étais confrontée à ces pauvres pantins désarticulés qui gisaient là en plein soleil avec comme seul linceul le ciel azuré.
Avec Diego, on dépassait des autos modestes, tacots, charrettes presque toujours coiffées d’un ou deux matelas, bourrées d’un matériel hétéroclite qui débordait sur les ailes. Ces engins ployaient sous leurs poids.
Malgré le mois de février, était-ce la peur panique, ou cette marche forcée, mais on étouffait. 
Quand on le pouvait, nous essayions de passer par les champs, creusés déjà de sillons profonds qui ne facilitaient pas notre progression. La foule cheminait comme elle pouvait aussi lentement que nous deux.
Contrairement à ce que j’envisageais, la solidarité était constante de la part d’autres personnes placées dans les mêmes conditions que nous, mais aussi de la part de la population qui nous aidait du mieux que celle-ci pouvait. 
Deux cents kilomètres, c’est long. Je poussais une carriole à bras où j’avais rangé comme j’avais pu, le linge, un peu de provisions et le peu que nous avions acquis depuis notre départ précipité de Séville.
Diego trônait sur celle-ci. Mes souliers ne résistèrent pas longtemps à cette marche forcée. 
À la sortie d’un des nombreux tunnels de cette route, c’est sur un cadavre d’une femme gisant là, à même la route que je trouvais chaussures à mes pieds. 
Rien que d’évoquer ce fait, des années après, cela me donne des frissons et une envie de vomir. 
À quelles extrémités étions-nous arrivés à cause de ces barbares ! On traversa des villages où il ne restait plus que quelques vieux.
« Où voulez-vous qu’on aille. Je préfère mourir chez-moi que sur la route » m’expliqua l’un d’eux.
Ces villages aux maisons blanches, comme celui de Torrox que nous atteignîmes le 5 février au soir, n’étaient que des faibles remparts à la progression des rebelles. De troupes républicaines, nous n’en vîmes que très peu. Torrox la blanche était devenue Torrox couleur sang.
« Pourquoi, maman, veux-tu que l’on se repose un peu ? Je veux voir Papa qui est à Motril » me disait Diego. 
Éreintée, fourbue, mitraillée sans cesse, morte de peur… j’atteignis le 6 au soir Motril, les pieds en sang.  Diego était tout fou, il allait revoir son père, mais de Luis point de nouvelles. La ville était pleine de militaires mais sa brigade essayait de contenir l’avancée franquiste dans la sierra toute proche.
C’est à Motril que j’appris que Malaga était tombée. Les jours qui suivirent, plus de 20 000 républicains se trouvant sur place furent fusillés, sans autre forme de procès, dans les fosses communes du cimetière San Rafael. Entre le 8 février 1937 et avril 1939, 5 000 personnes furent emprisonnées. Le fascisme et son corollaire : destruction de l’être humain avait fait leurs basses œuvres exterminatrices.
C’est à Motril aussi que je fis soigner mes pieds sanguinolents dans une drôle d’ambulance conduite par des docteurs[1] arborant sur leurs manches un drapeau avec une feuille d’érable.
Si nous partîmes de Malaga le 3 février, c’est à partir du 7 que l’exode fut le plus impressionnant.
Au total, 150 000 civils surtout des femmes, des enfants et des vieillards s’enfuirent à pied sur la route en direction d’Almeria pour rejoindre les zones républicaines. 
Le bilan des mitraillages et bombardements est difficile à établir mais il fut lourd. Certains historiens le chiffrent entre 7 000 et 10 000 victimes, des milliers de blessés ou disparus.L’histoire a retenu le massacre de Guernica, mais celui de la « route de la mort » a été passé sous silence comme bien d’autres choses lors du rétablissement de la démocratie en Espagne en 1975. Comme tous ceux qui purent en réchapper, je ne pardonnerai jamais cette boucherie inutile. Le silence des politiques espagnols de tous bords a rendu service à tous ces criminels de guerre dont certains sont morts dans leurs lits entourés de leurs proches, alors que les 10 000 morts de la route n’ont eu que les corbeaux pour les plaindre….

[1] Je ne sus que bien plus tard leurs noms. Ils s’appelaient Norman Bethune, Hazen Sise et Thomas Worsley.  Ceux-ci faisaient des allers retours sur la route que l’on appellera plus tard « la route de la mort » pour soigner et rapatrier vers Almeria tous les blessés pouvant être soignés.
Norman Bethune était chirurgien. Il décida, dès 1936, de soutenir la cause républicaine. En 1938, il repartira en Chine défendre l’armée populaire de Mao-Tsé-Tung. Lui qui l’avait côtoyé à maintes reprises, c’est dans ce pays qu’il trouva la mort en contractant une septicémie foudroyante. Il est considéré en Chine comme une légende de la révolution. Au sortir de Malaga, la route que nous avions parcourue s’appelle désormais « la promenade des Canadiens » en honneur à la solidarité de ces trois personnes. 

Le livre « Dolorès » de Carlos Soto est disponible sur commande chez Edilivre mais aussi à la FNAC, Decitre et tout bon libraire qui se respecte.

Photo : © Droits réservés

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